24 oct. 2010

Littré, pas un bouffon

Le contexte n'est aucunement érotique. C'est l'une des scènes ordinaires d'un texte décrivant la singulière vision que j'ai du monde à venir, avec le retour garanti des barbares de tout poil. Soit dit au passage, pour écrire ce roman (puisqu'il s'agit de cela), je ne me suis inspiré des preuves ethnographiques de John Gregory Bourke (Les rites scatologiques, 1891) que pour valider certains aspects « religieux ». 

La phrase suivante : « Le bambin lunatique suçote avec avidité la culotte souillée de pisse. » J'avais, dans le manuscrit, souligné le mot souillé qui, bien que correct, ne convenait pas pour son imprécision dans le contexte. En effet, je ne voulais pas mettre l'accent sur la souillure, mais sur l'imprégnation. La souillure implique une tache, nous sommes bien dans la description pure (ce que je souhaite), mais elle apporte dans son sillage un désolant miasme de jugement moral dont je ne veux pas dans ce cadre précis. Alors, cette culotte... imprégnée ? trempée ? mouillée ? humide ? C'est le sens, mais aucun de ces mots n'est celui que je cherchais. Lorsque cela m'arrive, je sais que mon mot existe et qu'il n'est pas forcément rare. Il suffit de le trouver, je l'ai en mémoire à tous les coups.

Et ce soir, me vint soudain le terme « imbu ». Une culotte imbue de pisse ? Est-ce bien correct, ça ? Le sens propre (imbu provient d'imboire et signifie donc imprégné de) ne s'est-il pas effacé devant le sens figuré ? Dictionnaires, vite ! Le Quillet signale : « au figuré seulement ». Le Grand Littré à la rescousse, alors. Pénétré d'un liquide, dit l'Émile d'emblée. Si je pouvais, je l'embrasserais... 

Naturellement, un déplaisant coquin postmoderne viendra ricaner comme quoi un écrivain qui se réfère encore à Littré ne vaut pas tripette : un ennuyeux à col dur et bésicles !

Histoire d'yeux

L'intelligence des écrivains n'est pas ce que j'admire le plus chez eux. Mes têtes de gondole en littérature sont des visionnaires, d'abord au sens physique du terme. Ils regardent et observent réellement le monde avant de penser et d'en tirer des conclusions purement intellectuelles (sociologiques, philosophiques, politiques, métaphysiques, etc.). Ce sont des romanciers. Leur matière, c'est la vie. Ils n'aiment rien tant que la réalité, du moins pour camper le décor de leurs fictions. Et la réalité, elle se décrit à l'aide de mots concrets. S'ils peignent des objets, c'est avec précision (et parfois, longueur, comme chez Balzac), de telle sorte qu'on les voit, au lieu de les deviner. C'est frappant chez ce romancier de grand talent qu'est Julien Green. S'ils décrivent un personnage sous l'aspect psychologique, ils le font au mépris des théories, en montrant le personnage en train d'agir, sans interrompre le récit par des considérations lacano-freudiennes ineptes. C'est la psychologie en mouvement chère à Hugo Claus (« Pas de psychologie, pure description ! »), telle qu'on peut aussi la voir à l’œuvre à maints endroits chez Proust. Les motivations psychologiques « profondes » d'un comportement ou d'un geste de tel personnage de roman, cela m'emmerde. C'est du bavardage. On croit donner de la profondeur aux personnages, mais on les obscurcit, on les emmitoufle, quand il faudrait plutôt les dépouiller, nous les montrer vifs et non bouillis !

L’œil est donc l'outil majeur et prime de tout romancier digne de ce nom et d'intérêt, bien avant la cervelle. Décrire ce que l'on voit, tel qu'on le voit. Ce n'est pas figer un tableau, comme tant le pensent. C'est l'animer. Naturellement, il faut un certain talent pour ce faire, et cela nécessite un regard, une volonté d'utiliser l’œil d'abord et non ce méprisable cerveau toujours soucieux de prouver ceci ou cela, d'émettre des jugements plus ou moins péremptoires et définitifs.

Joyce, Faulkner et Kafka sont des visionnaires au sens que j'ai dit. Pas besoin de prouver mon assertion autrement qu'en ouvrant un de leurs livres et de voir comment ils traitent, de quel regard aiguisé aux meilleures meules de la réalité, le monde sensible. Où sont, chez eux, les idées qui obsèdent tant les contemporains (qui n'en ont souvent que de creuses et de rabâchées) ? Ont-ils besoin, avons-nous besoin de cela ? Des idées, j'en ramasse tous les jours, et pour être sûr de les perdre, je les jette incontinent ou je les enfouis dans mon jardin (heureusement vaste). J'ai cité Julien Green, dont j'aime au surplus les atmosphères fantastiques, le côté noir et blanc ou sépia de ses romans, sans oublier son style d'une enviable fluidité. Je pense à Marcel Aymé, la paupière lourde, mais l’œil vif. Paul Morand, toujours rapide, élégant, précis. Un inconnu pour beaucoup : Noël Devaulx et son univers étrange qu'il décrit mieux que ne le ferait un appareil photographique. Peter Handke aussi, dans un tout autre genre et contexte. Alain Gerber, que beaucoup méprisent à tort (trop populaire, pas assez intello ?). Victor Hugo, que je n'aime pourtant ni comme romancier, ni comme prophète larmoyant des temps modernes. Ses Choses vues sont d'un maniaque de la pupille et d'un diabolique connaisseur du merveilleux lexique de la langue française. Et d'autres.