4 juin 2012

Le grand dérèglement ontologique

Récemment, sur les ondes d'une radio que je ne nommerai pas, j'ai exprimé le malaise que provoque en moi la multiplication des actes de cannibalisme et autres dépeçages en règle. Je suis, c'est vrai, une petite nature pour ce qui est de la viande, surtout saignante, et l'imagination ne me laisse pas en repos, que je veuille ou non chasser les images épouvantables que trois lignes lues dans un canard suscitent en mon esprit. Je ne parle pas d'un malaise psychologique, s'il est présent toutefois. Le malaise que je ressens est profond, ontologique. 

Quand je pense à ces affaires, c'est malgré moi et sans complaisance aucune. Je m'interroge. En vain. 

Ce ne sont pas moins de quatre histoires de cannibalisme que les médias ont colportées la semaine dernière : une en France, trois en Amérique du Nord. L'histoire française semble fade comparée aux trois autres cas, tous plus abominables et effrayants les uns que les autres, à propos desquels je n'arrive d'ailleurs pas à plaisanter.

L'histoire française se déroule à Montauban, dans le Tarn-et-Garonne. Un SDF de 31 ans, clandestin du nom d'El Bouazati, condamné à diverses reprises pour des faits de violence — et toujours pas expulsé, bien entendu —, s'en prend, alcoolisé au dernier degré, à un homme de 42 ans dont le tort aura été de se trouver par hasard sur le chemin de l'énervé. Une rixe éclate. Coups de pieds et de poings. El Bouazati accule sa victime, l'enserre et lui dévore les deux tiers de l'oreille droite. Et La Dépêche de préciser : « On ne sait d'ailleurs où il a recraché les morceaux. Les enquêteurs et policiers n'ont rien retrouvé dans le périmètre de la rixe. » Autant dire qu'il ne les a pas recrachés, mais avalés !

Aux États-Unis, à Baltimore (Maryland), un étudiant de 21 ans, Alexander Kinyua, est interpellé suite à la découverte à son domicile, par son frère, de restes humains (une tête, deux mains). D'autres parties de corps furent ensuite retrouvées à proximité dans un container. La victime, démembrée au couteau, était un homme de 37 ans, Kujoe Bonfaso Agyei-Kodie, colocataire de Kinyua et porté disparu depuis quelques jours. Arrêté, Kinyua reconnaît les faits et avoue avoir mangé le cœur et une partie du cerveau de sa victime...

Le cannibalisme n'est pas avéré dans le cas de Luka « Rocco » Magnotta, le dépeceur de Montréal, mais il en a fait l'apologie sur Internet et dans des mails à des journalistes. Qu'il ait ou non consommé de la chair humaine n'apportera rien, n'ôtera rien à la parfaite horreur de son crime, dûment prémédité, annoncé, mis en scène, filmé et diffusé. 

Le plus fou des cas dans l'absolu est celui du « zombie de Miami ». Rudy Eugene, d'origine haïtienne, est surpris complètement nu le long d'une voie rapide en plein cœur de la ville, en train de dévorer le visage de l'homme qu'il venait d'agresser, un sans-abri du nom de Ronald Poppo. Des témoins tentent d'intervenir. Eugene relève la tête, des morceaux de chair dans la bouche, grognant. La police intervient et abat le... la chose, dirais-je. Ronald Poppo, toujours hospitalisé entre la vie et la mort, est désormais amputé de... 80% de son visage !

On pourrait ajouter à ces cas celui, glaçant, de Wayne Carter, cet homme de 43 ans du New Jersey, retranché dans son appartement et menaçant de se blesser à l'aide d'un couteau. Alertés par un témoin, deux policiers font irruption et somment Carter de lâcher son couteau. Sourd aux injonctions policières, Carter s'inflige des coups de couteau dans l'abdomen, le cou, les jambes. Il est en train de s'éviscérer. Aspergé de spray au poivre, il ne réagit pas... du moins pas dans le sens espéré : il se met à lancer vers les policiers des bouts de sa propre chair déchirée et de ses intestins ! 

Qu'un homme en tue un autre ou plusieurs, même de sang-froid, même spectaculairement à la manière Breivik, ce n'est pas rien, bien sûr, mais cela reste dans la norme humaine, si je puis m'exprimer ainsi. Un homme que l'on a des raisons de tuer — raisons politiques, passionnelles ou psychiques —, on le tue, autrement dit on l'élimine physiquement, on le raye du monde des vivants. En aucun cas on ne le dépèce, en aucun cas on ne le déguste. On voulait un cadavre, rien de plus. S'acharner sur un cadavre à la manière d'un boucher ivre de sang, c'est de la démence. Ce n'est plus la mort d'un homme qui excite alors, mais son sang. L'attrait du sang signe la bête, non l'homme. En plus, boire ce sang, manger cette chair, sans être motivé par la faim dans des circonstances extrêmes, comme celles des rescapés andins du Vol 571, qui s'adonnèrent à l'anthropophagie pour survivre... 

Qui peut croire qu'on puisse avoir envie de démembrer un être humain et d'en goûter la chair ? 

Un ami me souffle que, dans de pareils cas, le Diable n'est jamais loin. Le Diable me semble un invité un peu trop commode pour expliquer de telles horreurs, une telle accumulation d'horreurs en un temps si court. Puisque c'est le Diable, dormez tranquilles, bonnes gens ! On le connaît ! Il rassure en un sens, malgré ses méfaits sanguinaires, puisque son existence prouve celle de Dieu — comme le reflet dans un miroir prouve la personne qui se mire ! Merci bien pour la leçon de théologie et de réflexion, mais l'explication me semble à peine plus crédible que la très américaine suggestion d'une soudaine invasion de zombies ! Si je ne suis pas ce qu'on pourrait appeler un brainchovey, ou un mythomane en bon français — si je refuse les explications faisant la part trop belle au cinéma ou à la dramaturgie bibliqueje ne crois pour autant pas au hasard. 

Des signes existent, multiples et récurrents, dans divers domaines, tendant à prouver l'existence sournoise encore d'un phénomène humain prenant chaque jour davantage de consistance et de force, que, faute de mieux, j'appellerai le grand dérèglement ontologique. D'où il vient, de quels tréfonds, je l'ignore, mais il pourrait avoir pris racine et corps dans une espèce de sublimation négative des tabous. À force de vouloir tout vaincre, de prétendre à tout surpasser, soi-même en premier, à être en tout le meilleur, le plus fort, le plus performant, le plus original, le plus célèbre, etc., on aboutit à nier tout ce qui faisait de nous des humains plus ou moins débonnaires, plus ou moins veules ou salauds, en tous cas limités, voire même cernés (par la honte, la pudeur, la crainte du jugement parfois divin, etc.). Le phénomène en soi n'est pas neuf. L'histoire regorge de criminels étranges et de fous — sauf qu'ici le phénomène semble collectif et touche le commun des mortels. On assiste à de permanentes surenchères et à des déchaînements de folies tous azimuts, parfois absurdes (des octogénaires qui se mettent au saut à l'élastique, au saut en parachute, à l'escalade ; des handicapés, tel cet amputé des quatre membres saisi d'une frénésie nautique et qui s'échine à vouloir faire le tour du monde à la nage et qui bien sûr y parviendra, à moins qu'un requin ne s'en mêle). À peine un homme en a-t-il occis dix autres sans raison, si ce n'est pour le frisson, qu'un plus ambitieux en épingle douze à son tableau de chasse, avant d'être sorti des statistiques par un plus conquérant, qui portera à vingt le macabre record, etc. Même l'art, naguère encore domaine des dieux, est contaminé par des performeurs de plus en plus loufoques et malades. Nous connaissions quelques allumés du chapeau, les Actionnistes viennois (Otto Muehl, Günter Brus, Hermann Nitsch), Pierre Molinier, le Peintre Nato, Michel Journiac, Carolee Schneemann, David Wojnarowicz, Orlan, Jean-Louis Costes et des dizaines d'autres, tous plus véhéments, malsains, fêlés, pourris les uns que les autres. J'apprenais récemment que le MOCA (Museum of Contemporary Art) de Los Angeles avait présenté l'exposition d'un performeur russe, Oleg Kulik, dont la spécialité éminemment contemporaine et puissamment artistique est de... vivre comme un chien ! Dès l'aéroport, le type marchait à quatre pattes. Jeffrey Deitch, le directeur du MOCA, l'a embarqué tel quel dans le coffre d'un véhicule loué pour l'occasion, parce que bien sûr la performance commençait avant la performance, laquelle consistait à vivre quinze jours durant comme un chien sous les regards du public.  

Entre l'octogénaire que l'envie prend soudain de sauter en parachute et le dépeceur montréalais, s'il existe une différence — et de taille ! —, ce n'est qu'une différence de degré et non de nature. Ça ne veut pas dire que la vieille est susceptible de s'adonner un jour prochain aux délices du cannibalisme. Ça veut dire qu'un truc... je ne sais quoi... une saleté cosmique... un monstrueux et multiforme cancer de l'âme est à l'œuvre en nous depuis pas mal de temps déjà, mais que là, soudain, les dernières défenses explosent de toutes parts, alors que nous avons atteint nos trop humaines limites, que nous avons tout remis en question et qu'à force de défis, de transgressions, nous sommes sortis de nos gonds.