15 avr. 2012

Un regard, une simple attention

Une amie (virtuelle) s'interrogeait récemment sur la nécessité de sa présence sur Facebook. Cette interrogation faisait suite au constat un peu désabusé qu'elle écrivait dans le désert, puisque personne, ou si rarement, ne lui faisait la grâce d'un commentaire. Vous me direz que cette sorte de gens pullule sur les réseaux sociaux. Eux aussi veulent exister, comme ces drôles et moins drôles qui grouillent à la télévision et partout où traînent des tréteaux et un public. S'ils veulent exister et qu'ils n'y parviennent pas, c'est qu'ils n'en valent pas la peine. Sujet clos.

Dans ce cas précis, nous n'avons pas affaire à un nombril avide de regards et de bravos. Je la connais depuis assez longtemps pour savoir que cette dame appartient à un tout autre univers. L'insignifiance n'est pas non plus sa marque de fabrique. Elle est discrète, inquiète et concentrée. Elle livre chaque jour de très courtes réflexions qui semblent extraites d'un journal intime, le journal intime d'une personne en quête de sens. Pas de grandes phrases, pas de grands mots, jamais de cris. Au contraire, une prose resserrée, dense, dont on sent bien qu'elle a maturé avant d'apparaître à l'écran (et sur le papier avant toute chose, c'est une évidence). Ce qu'elle écrit est très intime sans être un instant impudique — intime au sens de la pensée, la sienne propre, car elle ne livre jamais d'opinions. Ce sont comme des mouvements au sens musical du terme, mais fragmentés, poussières d'adagios. La démarche est belle de sa sincérité. C'est peut-être inutile. Ce n'est pas vain.

Que voulez-vous dire à quelqu'un qui écrit : « Pincer la réalité pour qu'elle se réveille de sa douleur endormie », ou encore : « ... aussi fragile qu'une ombre en plein soleil... » Que vous aimez ? Que c'est beau comme du Baudelaire sans le poison des fleurs maladives ou comme du Verlaine sans le feu de l'absinthe ? Que c'est pas mal du tout, mais que dans le fond, vous, vous pensez que... ? Que vous vous souvenez avoir lu chez Untel une pensée similaire et que vous aviez noté ça quelque part, mais où bon sang !? Ça ou lâcher un pet énorme en pleine messe au moment de l'élévation, la différence n'est que de circonstance — pas de nature. 

« Si personne ne dit rien, c'est parce que tout le monde écoute », ai-je conclu mon intervention initiale. 

La discussion était lancée. Plus loin, bien que cela ne m'était pas demandé, j'ai justifié comme suit ma discrétion (car c'est bien ce dont il est question) : « Je ne réagis pour ainsi jamais à vos écrits pour une raison bien simple : ils ont ce pouvoir de me rendre silencieux (pas muet, silencieux). Ils sont comme un ruisseau qui murmure dans le haut silence d'une forêt. On l'écoute sans mot dire, on ne le conteste pas, on ne lui formule aucune critique... »

Elle fit alors cet aveu : « Je crois que derrière mon interrogation concernant la nécessité d'une présence sur FB, il y a aussi celle concernant la nécessité d'une présence de ce que j'écris : est-il bien nécessaire de mettre en ligne mes "confessions littéraires" ? Est-il bien nécessaire de parler de moi ou d'exposer mes écrits quand mon intention réside seulement dans la rencontre avec l'autre ? »

Tout le paradoxe de l'écrivain et de son rapport au monde est là. Ce désir — légitime — d'exposition doutant de sa pertinence. Cette envie d'être vu tout en demeurant caché. Cette demi-soif de semi-clarté. Cet autre — qui ? pourquoi ? — vers qui on tend des phrases-regards et des mots-sourires, que l'on tremble de rencontrer vraiment, crainte de l'inévitable déception, quoi qu'on attende de lui, que l'on voudrait cependant plus près, plus intime parfois. Un miroir ? Un confident ? Un amant qui ressemble tant à soi ? Un simple ami, simplement chaleureux, bienveillant, qui ne se croira pas tenu de commenter nos affaires, ne se mêlera pas de notre existence, mais dont le regard, la modeste présence signifiera : « Tu existes, ma présence le prouve. » ? 

Il y a évidemment des problèmes plus importants sur terre que les interrogations de ces neurasthéniques que sont ou menacent toujours d'être les gens de plume. Nous sommes ici au cœur des ténèbres de l'être, dans ce corridor où tout le monde passe en croisant chacun sans jamais remarquer personne. Nous sommes au sein de nos terreurs enfantines, qui jamais ne disparaissent vraiment. Ce n'est pas ridicule, ni pathétique. C'est le drame même de la solitude commune à tous, à chacun de nous — solitude métaphysique dont certains sont seulement plus conscients que d'autres, parce qu'ils sont davantage attentifs aux rumeurs intérieures, moins sujets aux distractions de la jeunesse... plus seuls aussi, parfois, ou moins entourés, si vous préférez. Nous avons tous le même cancer, mais nous n'en souffrons pas de la même manière. La plus grande résistance des uns à la douleur n'empêche pas cette douleur. La haute sensibilité des autres à la même douleur ne trahit pas forcément une sensiblerie de fillette. 

J'ai repensé à cette discussion et à cet isolement de l'être, à cette parfois très embarrassante mais invincible tendance à l'autre, malgré moi, cet après-midi. J'avais prévu une petite sortie champêtre. Or, je me sentais en petite forme et bien maussade, un brin agacé. Je sortis cependant. Après dix minutes, j'étais plein d'allant et tout souriant. Pourquoi ? La marche ? Le bon air ? J'ai simplement croisé et salué plusieurs personnes qui m'ont salué de même, rien de plus. Par ces échanges courtois naturels et très convenus, nous nous sommes — sans discours, sans même y penser — mutuellement reconnus en tant qu'humains (et non cailloux, vieilles godasses ou trognons de pomme). Nous nous sommes dit, sans le dire, sinon par le biais d'un bonjour et d'un regard : « Tu existes, puisque je t'ai salué. » C'est peu, mais c'est immense. Ça ne suffit pas toujours, ce serait trop facile, mais ces sortes d'approbations sont essentielles. Sans elles, de fait, nous n'existons pas et souffrons de ne pas exister. Cette souffrance est vicieuse. Elle nous rend tristes un temps, puis agressifs — envers nous-même, envers autrui. Elle nous embue, obscurcit tout. Elle fausse toutes les perspectives.

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