9 mai 2012

La solitude du sniper de fond

Nous, les blogueurs « politiques » — ou si vous préférez, simples observateurs du bordel politique ambiant —, sommes écœurés parfois par nos propres commentaires. À quoi ça sert ? À quoi bon perdre du temps à commenter encore l'actualité, ou pire, à commenter des commentaires sur l'actualité ? Ça change quoi ? Qui nous lit en dehors des compagnons de route ? Et parmi ces derniers, combien nous lisent vraiment, sans utiliser la diagonale du fourbe ? N'est-il pas vaniteux de prétendre changer au monde quoi que ce soit via des écrits dispersés dans cette bulle atomisée qu'est la blogosphère ?

Ce sont des questions. Je peux y répondre. 

En ce qui me concerne, la prétention de changer quoi que ce soit, d'être à ma ridicule échelle un faiseur d'opinions, n'existe tout simplement pas. Je pense même me fiche à peu près d'être suivi ou commenté. Je sais plus ou moins qui me lit, et ce sont des amis, des potes. Ils ne me contrediront pas, sinon sur des points de détail. S'ils n'opinent pas sous la forme d'un commentaire encourageant, ils opinent par leur silence même. « C'est encore un bon billet, pensent-ils, bien torché, mais rien non plus de particulièrement saillant. Allons en boire une autre chez Albert ! » La bière a le même goût chez moi que chez Albert, et seule la fraîcheur de la première gorgée nous trompe sur la qualité — worse or better — de l'enseigne.

Je ne pense à personne lorsque j'écris. Je ne cherche pas à conforter dans ses opinions un lectorat volatile et toujours plus pressé (d'aller voir ailleurs ce qui s'y dit, des fois que... !). Je ne cherche pas non plus à être plus original que je ne suis, à me distinguer, à choquer. Je me borne à dire ce que je pense, comme je le pense, en soignant la forme et peut-être le fond. Je ne suis en aucun cas un expert. Je suis au mieux un spectateur, plutôt calme avec ça. 

J'ai l'âge de mon expérience et l'expérience de mon âge. J'ai quelques idées et des opinions, comme tout le monde. Je n'appartiens à aucune famille au sens blogosphérique du terme. Bien sûr, je suis plutôt apparenté à la réacosphère — sans me soucier du label « officiel ». Je tiens à mes amis, fort peu à ma famille. Et c'est ainsi dans ma vraie vie aussi. Je suis un solitaire par goût et volonté. Je veux bien m'associer, non adhérer. Je suis assis quelque part, pas forcément en hauteur, mais en léger retrait, et j'observe du mieux que je peux. Je sais ce que je fais là, je n'y suis pas par hasard.

Le blogueur a cet avantage sur le journaliste qu'il n'a de comptes à rendre à personne. Ni chefs, ni publicistes ne font la ronde. On ne risque pas de lui dire, avec le « bienveillant » sourire de circonstance : « C'est très bien ce que vous avez écrit là, mon p'tit Paul, vraiment très bien, mais nous ne pouvons publier ça : nos lecteurs ne nous le pardonneraient pas. » C'est tout le problème des gazettes généralistes : ne surtout pas heurter la sensibilité du lecteur, crainte qu'il ne fasse un ictus, un infarctus, ne se désabonne et fasse chuter les recettes publicitaires. L'objectif de ces gazettes semble en effet moins d'informer que de mettre en vitrine, entre deux articles pâles, un sac Vuitton ou un cardigan Burberry, des choses de ce genre. Indépendant, le blogueur n'a donc pas le souci de récrire cent fois son texte afin d'en adoucir les aspérités, histoire qu'il paraisse avoir été écrit par n'importe qui pour ne choquer personne. 

Cette indépendance du blogueur a son revers, qui est la faible audience. Le groupuscule qu'il représente ne compte pour rien. La grande armée des médias officiels dévore tout. Le journaliste, parce qu'il est journaliste, peut toujours exhiber son accréditation. Il est ce qu'il est, considéré, admiré et craint comme tel moins par talent que par visa. Le blogueur, aussi talentueux et pertinent soit-il, ne possède rien qu'il puisse brandir au nez du quidam pour lui river son clou. BHL peut écrire des conneries : c'est BHL, total respect — ou si ce n'est pas lui, c'est tout de même quelqu'un, donc son avis vaut cent fois, mille fois celui de l'infortuné blogueur écrivant depuis sa mansarde à Pont-de-Chéruy. Éric Zemmour ferait du Zemmour incognito sur un blog sous le nom de René Chapelier ou Rock'Mitaine qu'il serait tout autant méprisé que moi par ceux du sérail médiatique. Ce serait pourtant Zemmour (ou Marc Cohen, ou Élisabeth Lévy, ou Christophe Barbier). Oui, mais non. Quel cirque !

L'atrabilaire mais talentueux Georges tombe dans le panneau dans son récent article In seinem Armen das Kind war tot ! C'est peu dire qu'il conchie les blogueurs, lui qui en est un pourtant. Il leur jette Goethe à la figure, tel un seau de purin chaud. Mais que peut-on répondre à Goethe ? Rien. Il est mort, nous vivants. Nous sommes hélas ! vivants. Nous sommes culs, aisselles, pieds, boyaux et comédons. Goethe embaume dans son éternité, c'était un crack. On peut lui prêter tous les jugements du monde sur notre temps, sur nos mœurs, sur nos blogs : il ne risque pas de démentir via un tweet, de désavouer Georges ou de le « tacler », comme c'est la mode désormais de dire et d'écrire. On est obligé de le croire et de baisser pudiquement les yeux, puisque c'est Goethe. Nous sommes médiocres à cause de Goethe, c'est cela que Georges nous assène enfin, histoire de nous faire honte, de nous rabattre le caquet. Cependant, lui, Georges, parce qu'il peut citer Goethe dans le texte, se met de facto à part — blogueur d'élite, quoi ! Il est un crabe tout autant que les autres blogueurs, mais en dehors du panier — crabe d'élite, quoi !

Georges prête aux blogueurs une vanité qu'ils n'ont pas toujours ni forcément. Il feint de croire que le blogueur n'est qu'un blogueur, que son existence en dehors du blog est mince, chétive, compliquée de sordides rancunes et grêlée de vérole. C'est vrai sans doute pour quelques-uns, dont les blogs chargés de fiel et d'électricité sont des poignards de plastique que leurs auteurs enfoncent dans les chairs imputrescibles de mannequins hors d'atteinte. Je ne lis pas ces blogs-là. Ceux que je lis sont plutôt bien tenus, au moins sous le rapport de la langue, de la qualité d'expression. Leurs auteurs en écrivant ne se prennent pas plus pour Goethe ou Balzac que moi pour Usain Bolt lorsque je cours pour attraper mon bus, ou pour Caruso quand je me mets à chanter sous ma douche. Ce n'est pas parce qu'on respecte au moins la forme ou qu'on a le souci de la correction langagière, qu'on se prend obligatoirement pour qui on n'est pas. Bien des blogueurs, au vrai, ont infiniment plus de réel talent que certains auteurs publiés et encensés. Mais ils ont tort et ça ne compte pas, puisqu'ils sont inconnus. Et s'ils cherchent à se faire connaître, on trouvera toujours des Georges pour les ramener à leur médiocrité intrinsèque, à coups de trique s'il le faut, sinon par des injures et des sarcasmes. Sous le règne des Georges, nul n'a le droit de quitter sa bauge, ni de grandir. Pour des gens comme lui, un Goethe au berceau était déjà Goethe, comme Minerve la guerrière, jaillie du crâne fendu de Jupiter. Il n'a rien pu devenir et n'a rien dû apprendre, puisqu'il était déjà Goethe von A bis Z. Nous n'avons pas cette chance évidemment, sauf d'être d'éternels poux, avec des pensées et des mœurs de poux. 

À quoi sert donc un blog tel que le mien ? À rien (sans jeu de mots). Rien de ce qui s'écrit ici ne vaut qu'on ameute le public. Je n'ai pas de messages à faire passer. Je n'ai rien à vendre, mais beaucoup à donner. Du plaisir, j'espère. Rien de tonitruant, quelque chose comme ce plaisir un peu falot qu'on éprouve à discuter autour d'un verre un soir d'été, tandis que la phalène têtue heurte le globe de verre du lampadaire et que les dernières olives de l'apéro sèchent dans leur bol. De la réflexion aussi, rien de très douloureux cependant pour le crâne : le point de vue un peu décalé, légèrement détaché, d'un homme qui ne sait pas tout mais observe beaucoup, sent le monde en quelques-unes de ses bizarreries, réfléchit parfois ; d'un homme attentif aux bruits de fond et qui s'efforce de capter les interférences, de relier des phénomènes divers et de les faire converger vers la grande catastrophe qu'il pressent, le cataclysme ultime du vieil homme blanc, le lent mais invincible effondrement des pièces du jeu qui fut celui, des siècles durant, des hommes civilisés. S'il est triste parfois, navré d'être ce témoin à bord du navire condamné, et si la rage enflamme ses tripes à l'occasion, il n'en poursuit pas moins sa partie entamée de croquet. Si le soleil doit s'éteindre, il s'éteindra, que je dorme ou me démène.

Le plaisir... Celui que j'espère donner, celui que je prends avant tout à écrire. Je n'ai que ce talent-là, tout maigre et partant fort précieux. J'en use, j'en abuse — conformément d'ailleurs au rôle qui céans m'est échu.

7 commentaires:

  1. Avant même de finir ce billet, je me disais justement, que la plus belle des raisons de vous lire, c'est le plaisir, justement. Ce plaisir intense, physique même, de lire ou d'échanger avec certains de mes amis ou chroniqueurs. Ce plaisir unique. Et peu importe la notoriété, surtout aujourd'hui, où n'importe qui est écrivain. Ou pire, journaliste. Surtout n'arrêtez pas.
    Joëlle.

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  2. Vous faites visiblement partie des gens qui, comme Georges, ne parlent pas allemand.
    - Faute d'accord dans le titre: "seinen" et non pas "seinem".
    - Faute de conjugaison: "reitet" et non pas "reiter"

    Ce qui est confirmé par:
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Erlk%C3%B6nig_%28po%C3%A8me%29

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  3. Je connais assez l'allemand figurez-vous pour avoir tiqué en lisant cette phrase (celle du titre de Georges). C'est son titre et je ne n'ai pas cru devoir le modifier. Mon propos n'était pas non plus de lui donner une leçon d'allemand, si bien que j'ai laissé pisser le mérinos. Pour la faute de conjugaison, honnêtement, je ne l'ai pas vue. Elle saute aux yeux pourtant. "Der Reiter", mais "Wer reitet... ?"

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  4. D'accord, j'ai été un peu présomptueux sur ce coup-là car j'étais énervé parce qu'on ne peut pas laisser de commentaires chez Georges...donc toutes mes excuses pour le ton.
    Si j'ai réagi, ce n'est pas vraiment pour l'allemand, mais parce que si on cite un poète, on doit le faire correctement, c'est une question de respect dû aux morts.
    En fait, je cherchais une occasion de dire ce que j'avais sur le coeur et c'est finalement tombé sur votre blog, alors qu'effectivement c'est un peu hors sujet. Quoi qu'il en soit, je vous remercie de votre accueil.

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  5. Je ne vois pas la présomption. Vous avez parfaitement raison de signaler de telles fautes, aussi grossières... sauf qu'ici elles ne sont pas de mon fait. Pour dire la vérité, j'avais dans un premier mouvement corrigé le titre en mettant le lien, puis j'ai rétabli l'orthographe erronée sans ajouter de commentaire parce que ce n'était pas le sujet et que mon but n'était pas de m'en prendre à Georges en particulier, mais à une manière générale, illustrée par Georges dans son billet, de regarder de haut les blogueurs en leur jetant à la figure les jugements supposés d'auteurs morts. Georges aime à croire que Goethe serait encore Goethe aujourd'hui. Il ne lui vient pas à l'esprit que le Goethe contemporain existe peut-être et qu'il tient quelque part un blog de grande qualité, entre autres occupations supérieures. Ce n'est pas garanti non plus, j'entends bien.

    Pour la phrase du titre, si on la tape dans Google entre parenthèses, on voit d'où provient l'erreur, répétée de sites en sites espagnols, brésiliens, anglais, etc. Il m'arrive d'utiliser des termes ou des phrases étrangères, mais je m'efforce de toujours vérifier aux sources les plus fiables, car c'est la moindre des choses, quand on a le snobisme (c'en est un) d'utiliser une langue étrangère, de le faire correctement.

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  6. Je parlais de présomption parce que j'avais supposé que vous ne parliez pas allemand, et d'ailleurs ce n'est qu'après avoir envoyé mon message que j'ai réalisé que votre blog avait un titre...en allemand.
    On a beau essayer de penser à tout, on oublie toujours quelque chose. Putain de réalité.

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